Extrait
chapitre
numéro
1

Préface

textes réunis parJean-Claude Marol
Thionville : Ed. Le Fennec, 1994

PREFACE

"Ici... (elle se montre elle-même),rien qui soit de l'ordre de donner, prendre et même servir. Sur votre plan, vous avez peut-être cette impression !".

Là est le dilemme ; comment évoquer une personne qui est intégralement nous-mêmes. Comment parler d'une Ma Anandamayi qui n'est pas à part de quoique ce soit. Nous pourrions aussi bien, et cela certaines, certains, le comprennent peut-être, chanter la chute d'une feuille ou regarder attentivement quoi que ce soit... C'est ainsi.

Elle nous y a invités de toutes ses forces, de toute sa discrétion, de toute sa phénoménale notoriété dans ce vaste pays des Indes, de tous ses rires, de toute sa joie. Le nom qui lui a été donné par l'un de ses premiers proches, bouleversé par elle, est justement :

Envahie de joie, Toute joie... Anandamayi.

Si elle n'a rien voulu (ni donner... ni prendre... ni ceci... ni cela...), l'espace-temps a dû pour le moins se courber le temps des 86 années où "ce corps" (elle parlait d'elle souvent ainsi) vagabondait dans les Indes.

Le fait que des foules se rassemblaient pour l'apercevoir n'est pas significatif. Les humains, en Orient comme en Occident, adorent se sentir sous influence. Nos stades olympiques réunissent autant de monde qui s'enflamme pour un simple ballon.

Mais cela a plus de sens de savoir que des milliers d'êtres (certains en ne la voyant que quelques minutes, certains, oserais-je dire en ne la "voyant" pas) n'ont plus su comment la quitter, et par ce fait ont commencé d'apprendre à ne plus se quitter eux-mêmes.

Fatalité de l'instant. Elle le dira elle-même sur bien des modes : si nous sommes assez aigus pour pointer l'instant, ou si nous avons eu la chance d'être transpercés par un Instant, alors le film de nos représentations se casse, et même si l'on sait et veut encore le réparer, on a du moins compris son peu d'épaisseur...

J'insiste sur cet Instant, car pour nous aujourd'hui, là est l'enjeu. Bien sûr, de nombreux indiens et une poignée d'occidentaux ont voué toute leur vie physique à être autant que possible près d'elle ; et c'est un charme insoupçonnable de croiser ces êtres si mêlés à son vagabondage. Une dame de New Delhi, âgée maintenant, me disait que depuis toute petite sa vie "rôdait" autour de Mâ ! Cinquante ans probablement de proximité. Ils sont nombreux, souvent discrets aussi. Ils gardent un secret : un parfum inimitable de cette Durée.

Il y a un autre secret : le Moment bref. Pour quelques-uns d'entre nous qui l'avons approchée par périodes (mêmes longues), l'exigence était autre. Peut-être fallait-il plutôt rassembler nos forces pour supporter l'assaut d'un seul regard. Après, où que l'on aille, quoi que l'on ait à faire, ce regard nous emporte. Ce moment nous emporte.

Etrangement, quelque chose de ce regard demeure sur une pellicule photographique. Etrangement, et cela nous sommes nombreux à l'avoir vérifié, une photo de Ma Anandamayi a souvent eu le pouvoir d'infléchir une vie. Nous revenons probablement là au mystère de l'icône, au mystère de la Forme qui révèle le "Sans Fond".

L'image a pour fonction de mettre à portée l'intangible. La venue d'un être comme Ma Anandamayi est sans doute cela : "Faire image", donner à toucher, à voir, ce qui est si totalement présent qu'on l'a oublié. Toutefois, et elle le répétait, Ma ne veut pas peser sur quoi que ce soit pour modifier quoi que ce soit. Le GURU ("poids" en sanskrit) pèse. En cela, Ma Anandamayi n'est pas assimilable à la fonction de Guru. Peut-être parce qu'elle n'est pas un poids, mais tout-poids... La gravitation. Alors, elle gravite en chacun... Selon le poids propre de chacun, le destin de chacun. Si elle doit infléchir un parcours ou pourquoi pas percuter violemment un destin, c'est que "cela doit être".

"Jo ho jahaye !", s'exclamait-elle souvent en faisant tourner malicieusement ses mains. Si on doit la prendre de plein fouet, comme un "accident"... "Jo ho jahaye !". Et cela peut arriver maintenant.

Autrement, et là je cite quelques phrases d'un de ses proches...

"Elle n'insiste jamais auprès de quiconque pour qu'une ligne particulière de conduite soit suivie, que ce soit d'ordre matériel ou spirituel. En fait, la liberté qu'elle donne à tous, nous fait souvent penser qu'il n'y a pas assez de cohésion parmi ceux qui la suivent. Cela ne la trouble pas. Elle n'est pas là pour fonder quelque mouvement spirituel que ce soit. Au contraire, toutes les croyances se dissolvent d'elles-mêmes en sa présence".

Les humains adorent se mobiliser autour d'une cause politique, religieuse, sportive, etc. Nous aimons les clans, les groupes, les sections, les sectes. (En fait tout ce qui nous coupe des autres).

Pour les personnes qui ont été réellement émues par Ma Anandamayi, je crois bien qu'aucune ne suit de la même façon le même chemin. Comme si cette Présence se plaisait à épouser toutes les caractéristiques imaginables. Comme si l'absolue diversité était la chose la plus naturelle qui soit ; comme si, pour découvrir l'unité, il fallait en même temps savoir s'abandonner à la plus extrême pluralité.

Dire le foisonnement de celles et ceux qui se retrouvaient aurpès d'elle dans ses incessants déplacements n'est pas à l'échelle de ces quelques lignes. Cela pouvait aller jusqu'à l'agnostique farouche. Je me souviens avoir eu pour complice, pendant un séjour, un jeune étudiant Bengalie, rigoureusement allergique à toute religion. Il était là, grommelant et heureux tout à la fois. Il ne décolérait pas et il n'arrivait pas à "la" quitter.

Chaque personne est libre de pousser où elle est. Elle ne PEUT pousser que là où elle est. L'herbe a cette simplicité. Dans un champ, sa place privilégiée est la sienne propre.

A Bénarès, une foule compacte (plusieurs milliers de personnes) était réunie cette nuit-là. Un couple de jeunes français se tenait à l'écart de la Fête. Ils s'étaient réfugiés plus loin au pied d'un arbre, ahuris par leur situation. Ma Anandamayi siégeait là-bas sous un dais bariolé. La foule se diffusait dans la pénombre tout autour. Eux étaient loin derrière. Ils ne savaient rien de cette Fête, n'en connaissaient pas même le nom.

Ils n'étaient même pas très sûrs d'avoir ce que l'on appelle une "quête spirituelle" et ne comprenaient rien aux mots des hauts-parleurs, aux chants, aux mouvements, à l'ordonnance des choses. Ils réalisèrent soudain d'une jeune fille en blanc se dirigeait ver leur coin reculé ; elle s'arrêtait même devant eux...

-"Ma vous demande de ne pas vous inquiéter. Elle m'a chargée de vous donner à chacun une pomme et de vous dire qu'elle est avec vous...".

Et la jeune fille est repartie. Ah ! Le goût de ces pommes ! Nous commencions de réaliser que Ma était avec nous, où que nous soyons.

"Dans la vision réelle, a dit Ma Anandamayi, il n'y a pas UN-QUI-VOIT et LE VU. La vision réelle est sans yeux".

Cette chaude nuit d'août, nous commencions de réaliser ce que signifie être contenu dans "la vision sans yeux". Quand cette réalisation s'est trouvé confirmée de multiples autres fois, ce qui est devenu une certitude, se transporte de l'autre côté des océans, dans d'autres formes de vie, dans NOTRE vie, celle qui est appelée à se déployer où nous sommes.

Alors, pousse ce qui doit pousser, et notre unicité se déclare.

Rien de tel que d'être unique pour comprendre le UN. Le UN, lui, n'a de cesse que nous "pointions" dans ce monde. Ne pas imiter, ne pas copier, sont d'évidents atouts.

"Pour réaliser le UN, dit-elle, nous devons être d'un seul tenant". A chacune, à chacun de "faire un" avec soi-même. On s'apercevra sans doute, un jour, que c'est le bon moyen de faire un avec l'univers.

Bien sûr, faire corps avec une Eglise, une lignée spirituelle, un(e) guide peut aider. Le sas est généralement plus que recommandé pour se rejoindre soi-même. Mais Ma Anandamayi, qui revivifie (je parle au présent) tant de courants traditionnels en Inde (et je crois être en mesure de le dire, certains courants infiniment proches et oubliés ici, en Occident), respecte aussi l'esprit qui refuse tout sas, l'esprit (pour qui peut !) de totale indépendance : "quand certains ont besoin de recevoir des enseignements, d'autres trouvent leur guide en eux-mêmes, sans l'aide des mots des autres. Pourquoi serait-ce impossible ?"

Tout au long de sa vie, Ma Anandamayi a utilisé un langage ou un autre, des façons de dire infiniment simples et infiniment paradoxales et sans doute tout autant de façon de ne "pas dire". Pour cela, nous la regardions autant que nous pouvions.

Beaucoup l'ont approchée sur un mode "exalté" voyant en elle l'incarnation d'une Déesse ou de la Grande Mère. Quelques personnes, quelques êtres pas uniquement humains -il existe par exemple de troublants récits où des animaux en sa présence ont connu, selon ses dires, "la mort de la mort" - ont peut-être rencontré sa causticité, là où elle est "appui-sans-appui", là où elle s'efface de façon envahissante pour qu'on se trouve soi-même.

Ma Anandamayi "n'est pas née" une aube de 1er mai 1896. Elle n'a pas quitté "ce corps" un crépuscule du 27 août 1982.

Elle EST "ce corps".

On l'a parfois appelé Corps de l'univers, Corps du Bien-Aimé, Corps du Bouddha, Corps du Christ...

Elle est en nous que l'on sache l'entendre ou non.

"Je suis les os de vos os, le sang de votre sang. Telle est la vérité. Croyez-moi. Je ne dis jamais de mensonge".

La plupart des photos de cet album montrent un temps donné de son "Jeu" parmi nous, peu avant que son corps disparaisse. Quelques autres picorent d'autres temps de sa vie.

Mais le "temps" (samaya en bengali), a-t-elle dit en jouant avec la consonance des mots, est aussi "ce qui est imprégné par le Soi" (sva mayi en sanskrit), c'est-à-dire......
"le repos où rien n'existe qui ne soit LUI...".

J'ajoute :..."qui ne soit ELLE".

Jean-Claude Marol