Préface
C'est un grand bonheur pour moi d'écrire la préface de la traduction du livre tout à fait complet pour la première moitié de la vie de Mâ Anandamayî, qui deviendra, j'en suis sûr, un référence sur le sujet. Cet ouvrage l'est déjà anglais.
J'ai été relié pendant vingt-cinq ans à cet enseignement à travers Swami Vijayânanda, une des deux personnes occidentales à avoir consacré leur vie entière à Mâ, avec Atmânanda, une Autrichienne que j'ai pu aussi connaître directement dans les mois avant sa mort en 1985.
De 1990 à 1998, j'ai vécu pratiquement continûment au-près de Swami Vijayânanda, à l'ashram qui contenait le temple construit autour du tombeau de Mâ à Kankhal. Il s'agit d'un gros village paisible près d'Hardwar et du Gange à l'endroit où celui-ci sort de l'Himalaya. Ensuite, jusqu'en 2010, j'ai passé environ un quart de mon temps à Kankhal, et la moitié ou un peu plus à l'ermitage de Dhaulchina. Il s'agit d'un tout petit ashram de Mâ sur une crête de collines à 1700 m d'altitude où Swami Vijayânanda a effectué huit ans de pratiques spirituelles intenses et où vit depuis 1986 Swami Nirgunânanda. Ce dernier a été pendant trois ans le dernier secrétaire privé de Mâ, jusqu'à son départ en 1982.
Swami Vijayânanda nous expliquait que Mâ avait laissé une trace du Soi dans les photos de son visage et dans ses paroles. Quand elle était présente en chair et en os, elle pouvait avoir un impact direct pour révolutionner la vie d'un certain nombre de personnes qui venaient à son contact en étant prêtes intérieurement. Maintenant, les effets sont moins immédiats, mais non moins réels si nous avons la persévérance et la focalisation pour étudier et pratiquer son enseignement. Mâ nous ramène à l'essentiel. Elle venait d'un milieu où la voie de la dévotion, la bhakti, était très importante, mais régulièrement elle élevait ses auditeurs, visiteurs et proches du Soi, au-delà de toutes les formes du Dieu personnel. Pour Swami Vijayânanda, qui l'a suivie pendant trente et un an et demi de son vivant, elle était avant tout ancrée dans la non-dualité et le védânta, même si elle ne se perdait pas dans les détails techniques de celui-ci en tant que système philosophique. Une de ses formules fondamentales était :
Quand on connaît Dieu, on réalise le Soi,
Quand on réalise le Soi, on connaît Dieu.
Elle réunissait ainsi la voie de la dévotion et celle de la connaissance. Son style était empreint d'humour et d'amour. Elle ne se lançait pas dans de grandes explications style psychanalytique sur les détails du mental, mais elle transmettait une énergie considérable pour que ceux qui venaient lui demander de l'aide puissent plonger sans peur dans leur océan intérieur et y trouver la perle. Elle a incarné les valeurs de l'hindouisme et redonné confiance à beaucoup de ses fidèles dans les valeurs de leur propre tradition, afin qu'ils puissent les pratiquer avec vigilance et persévérance. En pratique, sa voie était en grande mesure celle de la simplicité pleinement consciente dans la vie quotidienne. Dans ce sens, pour ceux qui sont de tradition catholique, on pourrait la rapprocher de sainte Thérèse de Lisieux. Elle ne faisait guère de développement s philosophiques, mais ceux et celles qui venaient la voir étaient souvent considérablement aidés par le lien qu'ils établissaient avec elle.
Cela fait maintenant juste quarante ans qu'elle a "quitté son corps" et il est important de signaler que sa personnalité de sage n'a pas été entachée par les déviations habituelles qu'on peut rencontrer chez des enseignants religieux, quelle que soit leur tradition : l'attrait pour le pouvoir facile, les affaires amoureuses, ou l'argent. Cela fait de gros dégâts. On voit régulièrement dans ce domaine d'énormes déceptions, à la mesure des foules attirées par certain leaders de ce genre de mouvements. Les Tibétains expliquent à ce propos que, de même que la plus grande violence est le meurtre, il en est de même concernant la plus grande violence contre la vérité, c'est-à-dire de faire croire qu'on est réalisé alors qu'on ne l'est pas. Le problème de fond réside dans le fait que le grand public confond trop souvent charisme et niveau spirituel. Une personne peut avoir un don pour attirer les gens en jouant par exemple sur le niveau affectif, tout en étant en réalité dépourvue des qualités qui caractérisent un sage : le détachement, la stabilité de l'humeur, l'humilité, ainsi que ces vertus fondamentales dans le domaine de l'enseignement spirituel que sont l'honnêteté et la cohérence. On pourrait définir d'ailleurs par ce terme "cohérence" cette notion fondamentale dans le bouddhisme et l'hindouisme qu'est le dharma. J'ai étudié pendant 25 ans de façon bien focalisée la vie et l'enseignement de Mâ. J'ai aussi vu vivre, de près, durant la même période, Swami Vijayânanda. On peut dire qu'il s'agissait de personnes tout à fait cohérentes, et c'est à ce titre-là qu'ils méritent qu'on les étudie et qu'on se nourrisse de leur enseignement.
Revenons-en pour conclure au nom même d'Anandamayî : "pénétrée de joie". Mon vieil ami Jean-Claude Marol, qui nous a quittés et qui avait rencontré directement Mâ, traduisait ce nom par : "Saturée de Joie".
On a demandé un jour à Mâ pourquoi elle rayonnait tant de joie. Elle a simplement répondu : "Si ce n'était pas le cas, pourquoi viendriez-vous me voir ?"
Vigyânânanda (Jacques Vigne)
Jouarres-Pontchartrain, le 27 décembre 2021
Remarques préliminaires importantes
sur la traduction française
Tout au long de cette traduction, notre objectif a été de rester scrupuleusement fidèle aux choix de l'original anglais.
Pour cette raison, il nous semble indispensable de faire les quelques observations suivantes, afin que le lecteur puisse lire l'ouvrage avec une fluidité maximale.
Tout d'abord, les phrases ou parties de phrase mises en gras le sont dans l'original. C'est là un voeu de l'éditeur indien de souligner ce qui, à ses yeux, est de première importance. Bien que ce ne soit pas courant dans l'édition française, nous avons cru bon, par fidélité, de faire de même.
Une autre difficulté de traduction a rapidement surgi : la langue anglaise n'a pas — à la différence du français — de terme spécifique pour marquer la différence entre la forme familière (tu) et la forme polie (vous). Seul le "you" existe, qui est parfois l'une parfois l'autre, selon le contexte, et, dans le langage parlé, la façon de s'exprimer.
Tant le bengali (langue originale du présent livre) que l'hindi, comme nous l'apprend le Guide de conversation Hindi, Ourdou et Bengali (1), distinguent trois formes pour le pronom personnel à la deuxième personne : le familier (toui en bengali et toû en hindi), réservé aux enfants et aux intimes ; l'ordinaire (toumi (b) et toum (h) pour les amis et les plus jeunes ; l'honorifique, la forme polie (apni (b) et âp (h), pour les aînés, les étrangers et toute personne digne de respect.
Pour résoudre au mieux cette difficulté, nous avons interrogé Swami Magalananda, un disciple qui a côtoyé Mâ pendant 17 ans, et auteur du livre Le Divin parmi nous. La vie rayonnante de Mâ Ânandamayî (paru aux Editions Tasnîm en novembre 2020).
Il ne parle que l'hindi, mais signale que "la plupart des gens qui parlaient hindi s'adressaient à Mâ en disant "âp" par respect et révérence. Elle s'adressait à nous [les disciples] en utilisant "toum"." On imagine aisément, vu les explications ci-dessus, qu'il en était de même en bengali.
Comme nous n'avons accès qu'au texte anglais, et qu'il nous est donc impossible de savoir quelle forme a été utilisée dans l'original bengali, nous traduisons le "You" par "Tu" chaque fois qu'un membre de la famille de Mâ, ou une de ses proches connaissances, s'adressent à Elle ; et "Vous" dans les autres cas. Cette solution reste forcément imprécise, mais il reviendra au lecteur de deviner lui-même la bonne formule à l'aide des renseignements de cette note.
Maitrayee Sen indique dans sa Note de la traductrice : "De façon inimitable, Elle laisse les phrases inachevées et se réfère à Elle-même avec souplesse à la fois à la première et à la troisième personne. Comme Elle faisait cela avec la pleine conscience d'être l'Être suprême, tous les prénoms se référant à Elle ont été mis en majuscules. Pour la même raison le mot "She [Elle]" a été utilisé comme pronom remplaçant "this Body [ce Corps]", au lieu de "it [il]", comme c'est le cas dans certains livres écrits à Son sujet." Nous avons fait de même pour la version française. Que le lecteur ne s'étonne pas si le sujet "ce Corps" est repris plus loin dans la phrase par "Elle". Et de même qu'en anglais, nous avons remplacé le pronom personnel "Le (it) [ce Corps] par "La (Her) [Mâ]".
Exemples : Lorsque ce Corps [this Body] se mit à grandir un peu, Elle (She, et non it) allait Elle-même se rouler sous la plante tulsî.
[...] Ma mère s'empressa de soulever ce Corps du lit et de La (Her et non it) serrer contre sa poitrine [...]
Toutefois, pour éviter une trop grand incongruité, tous les adjectifs qualificatifs et les participes passés se rapportant directement à "ce Corps" ont été correctement mis à la forme masculine, d'autant qu'en anglais l'accord en genre et en nombre des adjectifs qualificatifs est inexistant.
Tous les pronoms et adjectifs possessifs se rapportant à Mâ ont été écrits, comme en anglais, avec la majuscule (Son, Sa, Ses, Mon, Ma, etc.)
Et enfin, comme le son "ee" n'existe pas en français, nous l'avons remplacé par "î" (Shrî au lieu de Shree, sauf dans les dénominations officielles et les titres de livres en anglais).
Ghislain Chetan, le 7 novembre 2021
(1) : De Lonely Planet, 3ème édition du 8 juin 2017, p. 26 et 186.