Extrait
chapitre
numéro
8

Les mystiques, les bons et les moins bons

itinéraire avec Mâ Ananda Moyî, textes rassemblés et présentés par Jacques Vigne
Lyon : Ed. Terre du ciel, 1997

Chapitre V - LES MYSTIQUES, LES BONS ET LES MOINS BONS


Dans ce vaste creuset de races humaines qu'est l'Inde, il y a plusieurs millions de sâdhu vivant de mendicité. En plus, un nombre important de laïques, brahmines, etc. font profession religieuse, et de nombreuses personnes du monde suivent une discipline spirituelle sous la direction d'un guru. Émergeant de cette mer humaine, seuls quelques rares élus atteignent la perfection spirituelle. « Parmi les humains, un sur dix mille à peine suit la route qui mène vers la perfection ; et parmi ceux qui recherchent la perfection rares sont ceux qui Me connaissent en Substance. (Bhagavad-Gîtâ VII, 3) À côté de ces quelques sages ou ascètes authentiques, on peut rencontrer toute la gamme des contrefaçons, depuis le simple escroc jusqu'au sâdhaka qui confond une expérience partielle avec la réalisation suprême. Ceux qui se servent du vêtement de sâdhu ou revêtent la gérua (la couleur orange réservée aux renonçants) pour tromper un public naïf, ou simplement pour mener une vie facile en mendiant, sont assez communs. Quelques-uns réussissent à agglomérer un noyau de disciples recrutés parmi les gens frustes et crédules. Ces « faux » sont faciles à démasquer et ne sont pas dangereux en ce qui concerne les pratiques spirituelles. Pour ma part, j'ai eu la bonne fortune de ne jamais avoir été dupé par ce genre d'indésirables. Par contre, j'ai maintes fois eu l'occasion d'entrer en contact avec ce que j'appellerai le « demi-faux ». Ce sont des individus qui ont une certaine expérience dans le domaine spirituel, ou ont acquis quelques pouvoirs. Certains d'entre eux ne trompent que leur public et sont au moins sincères avec eux-mêmes en ce sens qu'ils s'avouent dans leur for intérieur que leur réalisation spirituelle n'est que du « toc ». D'autres, par contre, sont persuadés qu'ils ont atteint le nec plus ultra et essaient de faire partager cette conviction à leur entourage.

1. Le faux nirvikalpa-samâdhi
Dès mon arrivée en Inde, j'eus l'occasion de rencontrer un Européen, un homme âgé et respectable, qui était persuadé d'avoir atteint la « réalisation finale », comme il disait. Il avait une longue expérience de méditation et de concentration, mais ses exercices, ayant été pratiqués pendant longtemps sans guide, avaient été mal dirigés. Au cours de ses méditations, et quelquefois en dehors d'elles, il entrait dans un état qui apparemment ressemblait à des crises typiques d'épilepsie, et il perdait complètement conscience. En se réveillant, il avait le souvenir d'un état de vide, peut-être accompagné d'une certaine euphorie, et il croyait fermement que c'était l'état du nirvikalpa-samâdhi. Mais l'homme qui a vécu l'expérience du nirvikalpa en sort complètement transformé. Son comportement dans la vie empirique révèle indiscutablement le contact qu'il a eu avec la Vérité Suprême. Dans le nirvikalpa, l'ego est complètement dissous. Quand le sage revient à la vie empirique et reprend un ego, celui-ci est « transparent », en quelque sorte. L'égoïsme, la colère, l'avidité, etc. ont en général complètement disparu. Quand il en persiste des traces, elles sont comme les rides sur une eau calme, qui ne font qu'effleurer la surface : « Sadhu ka rag, pani ka dag », « la colère d'un sâdhu est semblable à une ride sur l'eau » est un dicton en hindi. Ce qui était loin d'être le cas avec l'Européen en question, qui avait toutes les faiblesses d'un homme ordinaire. D'autre part, dans le samâdhi, le vrai samâdhi, il n'y a pas de perte de conscience. C'est au contraire un état intense d'hyperconscience où la Vénté est perçue « face à face », sans qu'il puisse persister la moindre trace de doute. Quand le sâdhaka va consulter son guru - comme ce fut le cas pour la personne en question - pour savoir si son expérience était bien du samâdhi, on peut affirmer à coup sûr que c'était un faux samâdhi

2. Le faux savikalpa-samâdhi
Un jour, dans un âshram, au cours d'une conversation avec un jeune sâdhu hindou, je lui demandai où en étaient ses progrès spirituels. Il me répondit qu'il avait eu l'expérience du savikalpa-samâdhi. Dans le savikalpa, I'esprit continue à fonctionner, au ralenti, mais le méditant repose sur la conscience pure et regarde se dérouler le panorama de son esprit. Ceci n'est qu'une des formes du savikalpa, car il y en a d'autres. Cet état est accompagné d'une intense sensation de joie et de bonheur. Mais en l'interrogeant, je me rendis vite compte que son samâdhi était simplement une perte de conscience dans un état de bonheur relatif. À la suite d'une émotion religieuse intense, il entrait dans ce qu'on appelle un bhâva, une sorte de bradyidéation autour de l'émotion religieuse, accompagnée d'une euphorie intense. Ces états se rencontrent assez souvent chez ceux qui suivent le chemin de la dévotion. Ils sont quelquefois accompagnés de mouvements semiconscients, ou d'un comportement bizarre. Ces bhâva ont une valeur réelle, et marquent un progrès spirituel sérieux, mais sont encore loin du savikalpa-samâdhi. Bien entendu, il ne faut pas le confondre avec le comportement d'hystériques ou de déséquilibrés mentaux, qui ne sont pas rares dans les milieux religieux. De toute 44 façon, quand on sort d'un samâdhi, ne serait-ce que le savikalpa, I'esprit est complètement transformé. Le cœur devient tendre pour tout ce qui respire, car on a vécu l'unité en toutes choses.

3. « L'incarnation » de Krishna
Pendant l'été 1965, j'étais dans une petite ville himalayenne l'hôte du raja de l'endroit. Des visiteurs venaient de temps en temps discuter de sujets religieux et quelquefois me demandaient conseil. Un jour, une personne que je connaissais vint me présenter un visage inconnu, un de ses amis. C'était un marchand de drap de la ville qui s'intéressait aux sujets religieux et spirituels. Il me posa quelques questions auxquelles je répondis très simplement. Il semblait intéressé et me dit qu'il reviendrait seul le lendemain, à quatre heures de l'après-midi. Le lendemain il vint en effet presque à l'heure exacte, ce qui est rare chez les hindous.
Une conversation fut entamée. Je pensais qu'il allait me demander quelque conseil concernant sa vie spirituelle, mais je m'aperçus bien vite que les rôles étaient inversés, car il prit l'attitude du « maître » qui avait le pouvoir de résoudre tous mes doutes, et peut-être celui de me donner le samâdhi. Je l'écoutai attentivement, car c'était un « cas » intéressant, et lui posai des questions sur ses « réalisations ».
Malheureusement, il parlait un hindi truffé d'une quantité de mots qui m'étaient inconnus, peut-être du panjâbî ou du bhagati. Néanmoins, la conversation fut assez longue, ce qui me permit d'étudier le « cas » à loisir, et de faire un diagnostic à peu près exact. C'était un homme marié qui avait plusieurs enfants. Il n'avait aucune pratique spirituelle. Son état parfait - croyait-il - datait de sa naissance. Les hindous font, pour la grande majorité, une pûjâ le matin, mais quant à lui, il laissait sa femme se lever de grand matin et restait au lit assez tard, où - disait-il - il savourait son état spirituel. Sa « réalisation » consistait en ce qu'il voyait presque constamment devant lui une grande lumière et de petites lumières. La grande lumière - probablement une boule brillante et blanche -, il l'identifia avec Dieu, et les nombreuses petites lumières qu'il voyait dans l'espace, aux âmes des trépassés. Il me dessina sur un papier une de ces petites lumières. Elle avait la forme d'une amande, avec un point au milieu. Je lui demandai s'il y avait quelque différence dans la forme des lumières-âmes, par exemple entre celle d'un homme et celle d'un animal. « Non, me dit-il, toutes les âmes ont la même forme. »Le pauvre homme avait probablement une tumeur ou une adhérence méningée comprimant le nerf optique, ce qui produisait ces « phosphènes » qu'il appelait Dieu et les âmes individuelles.
Là-dessus, puisant dans son fonds religieux, il avait construit tout un système d'interprétation. Néanmoins, il ne donnait pas l'impression d'un déséquilibré mental, car il parlait calmement et raisonnait bien. Il avait écrit à un institut d'études parapsychologiques, qui l'avait invité afin de pouvoir vérifier scientifiquement ses expériences, mais il n'avait pas répondu à l'invitation. Il était assez habile dans sa manière de se faire « mousser », car il ne se vantait pas ouvertement, mais par des périphrases amenant son auditeur à tirer lui-même les conclusions. Par exemple, il me dit qu'il avait écrit une lettre d'avertissement et de menaces à un politicien en vue (qui fut assassiné plus tard) pour le faire revenir sur le droit chemin. Il ajouta : « Comme je l'avais fait il y a cinq mille ans ». D'où un hindou moyen conclurait qu'il serait une incarnation de Krishna revenu sur terre pour rétablir le Dharma, car le célèbre verset de la Bhagavad-Gîtâ lui viendrait automatiquement à la mémoire : « Chaque fois que ce dharma vient à dégénérer, ô Bhârata, et que l'injustice prospère, alors Je m'incarne. Pour la protection des justes et la destruction des méchants, pour affermir le dharma, je viens d'âge en âge » (IV, 7 et 8). Il semblait plein de bonnes intentions pour moi, et me considérait comme un disciple digne de recevoir le pouvoir du maître. Peut-être même m'aurait-il donné la « réalisation finale » si je le lui avais demandé. Il s'enquit si j'avais des doutes à résoudre, des questions à poser. Non, hélas ! je n'avais pas de doutes, en tout cas aucun sur la nature du maître qui était en face de moi.
Quant aux questions que je lui posais, c'était simplement par curiosité de médecin. Néanmoins, je l'écoutai poliment, répondant à ses questions avec un gentil sourire et ne laissai paraître aucune trace d'ironie ni d'impatience. Au bout d'une heure ou plus, il prit congé. Mais, chose curieuse, ce « grand maître », avant de partir, se prosterna devant moi... Était-il sincère, ou bien était-ce simplement un « bluffeur » ? Il avait, semble-t-il, un petit cercle d'admirateurs autour de lui. Il croyait probablement avec sincérité que les lumières qu'il voyait étaient de hautes expériences spirituelles, mais, au fond de lui-même, quelque part à la lisière de la pensée consciente et du subconscient, il se rendait bien compte qu'il n'avait ni la paix ni la joie intérieure qui sont inséparables d'une réalisation spirituelle authentique. Sans doute avait-il cédé presque inconsciemment à cette tentation de « paraître » et de briller si irrésistible chez la majorité des humains.

4. La fausse interprétation mystique  
À côté de ceux qui ont eu une expérience supranormale ou anormale faussement interprétée, il en existe de nombreux autres qui fabulent ou interprètent sur un fait banal dans le sens de leur vie mystique. Certes, l'interprétation mystique est une nécessité et une aide au progrès du sâdhaka. Je veux parler de l'attitude mentale qui interprète les événements comme émanant de la Volonté Divine et par conséquent bénéfiques, quelle que soit leur apparence à première vue. Mais cela ne veut pas dire que l'on doit abandonner le sens commun et la faculté de juger sainement les faits. L'attitude de naïve crédulité n'est pas ce qui est demandé et ne favorise pas un progrès spirituel. Ce serait faire de la fausse interprétation mystique, dont l'histoire suivante donne une illustration.
Vers 1956, je vivais à Bénarès dans notre âshram. J'avais comme voisin un brahmachârin hindou, un garçon charmant qui était devenu mon ami. Il préparait sa nourriture lui-même. Elle consistait principalement en roti qu'il badigeonnait de ghî. Avant de prendre son repas, il offrait la nourriture à sa déité tutélaire, puis mangeait, considérant que c'était le repas de son ishta-devatâ. Un jour, alors qu'il venait juste de consacrer sa nourriture et s'apprêtait à manger, il fut appelé au bureau par le directeur de l'âshram. Il ferma hermétiquement toutes les fenêtres et la porte à clé, et s'en alla. Quand il revint, il s'aperçut que le ghî qu'il avait mis sur un roti avait été léché, et peut-être son pain entamé.
Après son repas, il vint me trouver. Son visage rayonnait de joie. Prenant un air mystérieux, il me dit qu'il allait me confier un secret, car il venait d'avoir une expérience spirituelle remarquable. Pendant son absence, me dit-il, sa déité tutélaire était venue et avait goûté à la nourriture qui lui avait été offerte.
J'acquiesçai simplement, car je n'aurais pas voulu démolir son état d'euphorie, mais j'avais vu une mangouste se promener familièrement aux environs de sa chambre, et il y avait un large trou pour l'écoulement de l'eau...

5. L'interprétation à rebours
Il existe aussi des individus qui font l'interprétation inverse. C'est-à-dire qu'une expérience spirituelle authentique est interprétée dans un sens pathologique, comme une maladie ou un état de possession par un esprit. Vers 1963, j'étais à Taratal, un âshram isolé dans la forêt himalayenne, près du village de Dhaulchina.
Un jour, un villageois des environs vint me trouver. Il parlait mal le hindi et s'exprimait en partie dans un dialecte local, le pahari. Néanmoins, je finis par comprendre de quoi il s'agissait. Il pensait qu'il était possédé par un mauvais esprit ou que peut-être quelqu'un lui avait jeté un sort, et se croyait aussi malade physiquement. Les symptômes qu'il me décrivit étaient d'authentiques signes de l'éveil de la kundalinî.
En particulier, il entendait la plupart des dix sons mystiques classiques : le son du luth, du tambour, celui du roulement de tonnerre, etc. Je le rassurai autant que je pus, et essayai de le convaincre que non seulement son état n'avait rien de pathologique, mais qu'il devait se réjouir d'avoir été favorisé par une expérience aussi rare. Je ne l'ai plus revu et je ne saurais dire ce qu'il est devenu. 6. Les darshan « Avez-vous eu le darshan de votre ishta-devatâ, le darshan de Krishna ou de Râm?... » C'est une question qu'un homme du commun demandera souvent à un sâdhaka. Car pour beaucoup d'hindous de classe moyenne, avoir eu la vision de Krishna, de Râma, de Shiva ou de n'importe quelle autre forme du Divin est considéré comme un des sommets de la réalisation spirituelle.
Cette croyance est appuyée par les textes des Purâna: celui qui a eu la vision de Krishna ou de Râma n'aura plus à retourner dans la ronde des naissances et des morts. Mais comme beaucoup de croyances populaires, cette conviction a son origine dans une vérité ésotérique. Krishna, Râma ou n'importe quelle autre forme du Divin sont des symboles du Paramâtman, c'est-à-dire de la Conscience Cosmique.
Certes, « voir » la Conscience Cosmique signifie la libération du cycle des naissances, mais la Conscience Cosmique n'a pas de forme et on ne peut pas la « voir », car c'est le « Voyant », l'Éternel Noumène. Néanmoins, la lisière de l'impersonnel, de l'Infini, on peut percevoir une forme qui marque en quelque sorte le point de virage entre le monde empirique des noms et des formes et le Silence Absolu du nirvikalpa-samâdhi. Mais cette forme n'est pas limitée, elle remplit tout le cosmos.
Cette expérience correspond au savikalpa-samâdhi et donne à celui qui l'a vécue la sensation d'être uni à l'omniprésent. Seuls quelques rares élus atteignent cette cime spirituelle, et c'est cela le véritable darshan, quand la déité tutélaire - Krishna, Râma, etc. - est identifiée avec le Macrocosme.
A un niveau plus bas, il se peut qu'au moment de l'éveil de la kundalinî, une vision lumineuse d'une forme humaine accompagnée d'une sensation de bonheur surgisse quelquefois. Il arrive souvent que le sâdhala confonde cette vision avec le véritable darshan et croie à tort qu'il a atteint un des sommets de la réalisation spirituelle. D'autres, enfin, ont eu tout simplement la vision d'une image subjective en couleurs de Krishna, de Râma, etc. comme celles qui apparaissent quelquefois dans le demi-sommeil, et s'imaginent et racontent qu'ils ont « vu » le Divin. Mais : « Sa forme n'est pas dans le domaine de la 46 vision, Nul ne peut Le voir avec les yeux. Avec ce qui réside dans le cœur, par l'intuition, par la méditation, Il est révélé. Ceux qui ont compris cela deviennent immortels. (Kâthopanishad, VI, 9)