Extrait
chapitre
numéro
7

Ashram

En compagnie de Mâ Anandamayi, trad. de l'anglais par Jacques Vigne
Lyon : Terre du ciel, 1996

Chapitre VII

ÂSHRAM

Tout le monde ressentait le besoin d'un âshram à Dacca. Un jour où j'avais été à Shahbag, par une nuit au clair de lune, Shrî Mâ nous dit: " Allons nous promener dans la propriété. " Pitâjî, Mâtâjî et moi-même sortirent. Nous nous assîmes tout près d'un endroit où il y avait les ruines d'un vieux bâtiment (le site actuel de l'âshram de Dacca). Je dis en toute humilité à Mâ que Shahbag était la propriété du nawâb de Dacca, et qu'il ne serait guère possible d'y avoir des kîrtan et des pûjâ à long terme; il était donc nécessaire d'ouvrir un nouvel âshram. Shrî Mâ répliqua: " Le monde entier est plein d'âshram, qu'allez-vous faire avec un de plus ? " Je lui dis: " Nous n'avons pas besoin d'un grand projet:, nous souhaitons seulement un petit endroit où nous puissions nous rassembler autour de vous et chanter des kîrtan. " Pitâjî me soutenait. Mâ dit: " Si vous voulez construire un bâtiment ici, le site de cette vieille bâtisse que vous voyez là- bas sera le meilleur. C'est votre ancienne maison. "

Elle rit, puis garda le silence. A l'époque, les ruines d'un temple de Shiva se trouvaient là, entourées de déchets, de briques, de pierres et d'une forêt clairsemée. C'était un endroit infesté de serpents. On en a vu de nombreux, et de taille, après la construction de l'âshram. A cette époque, Mâ offrait à certaines occasions du lait et des bananes dans ce temple de Shiva désaffecté.

Un certain lundi, on avait offert six ou sept bananes, ainsi que du lait cru dans un nouveau pot en terre. Au bout de sept jours, vers neuf ou dix heures du soir, Shrî Mâ se rendit là-bas et trouva le lait et les bananes intacts. Pas une seule fourmi n'avait touché le pot. Mâ dit qu'elle voulait boire une gorgée de lait. Beaucoup de gens essayèrent de l'en dissuader, pensant que le lait devait être infesté de microbes; mais Mâ doit faire ce qu'elle a décidé. Elle en but un petit peu et de nombreuses personnes prirent de ce qu'elle avait laissé (prasâd). Le reste demeura sur place. Le matin suivant, on découvrit que tout le contenu du pot avait été nettoyé et qu'il n'en restait pas une seule goutte.

Après nous être renseignés, nous avons appris que le temple de Shiva et le terrain adjacent appartenaient à la propriété de Ramna Kali. Quand on prit contact avec le prêtre, Shrî Nityânanda Giri, il dit qu'il ne céderait pas l'ensemble à moins de 6 000 roupies.

Quand Niranjan obtint son transfert à Dacca, quelques mois plus tard, nous essayâmes de réunir les fonds, mais sans succès. Vers le début de 1927, j'étais au lit, sérieusement malade. Un jour, Niranjan vint me voir et me dit qu'un grand propriétaire terrien de Gouripur, Brojendra Kishore Roy Chowdhury, avait envoyé mille roupies. Niranjan ajouta: " D'abord, essaie de guérir vite; ensuite, nous ferons un effort pour réunir des fonds plus importants. " Ce qu'il fit, petit à petit. Cependant Nityânanda Giri insistait pour vendre la propriété à 6 000 roupies, et pas moins. Après avoir été malade pendant plus d'un an et demi, je repris mes fonctions dans le département de l'Agriculture, à Dacca. Nous visitâmes de nombreux endroits pour y construire un âshram, mais aucun ne semblait mieux convenir que celui que Mâ avait suggéré.

Nous ne savions que faire. Vers le début de l'année 1929, Mâ était à Calcutta. Sriman Benoy Bhashan Banerji y alla et lui parla de la fondation de l'âshram de Dacca. Lorsqu'il me raconta sa conversation avec Mâtâjî à son retour, mes espérances furent ravivées. Je décidai un jour d'aller voir le prêtre de Ramna Kali et d'effectuer au moins l'achat du terrain. Juste au moment où je sortais de la maison, je vis l'image de Mâ flotter au-dessus de ma tête, ce qui me convainquit que notre projet allait aboutir. Le prêtre dit: " Comme vous ne pouvez payer la somme importante requise pour une vente directe, nous pouvons décider d'une vente à crédit, avec un premier paiement de 5 000 roupies et ensuite un loyer annuel de 3 000 roupies. Le temple de Kâlî sera aussi votre propriété. Nous pouvons prendre une décision permanente par la suite. " Après de nombreuses discussions, on décida finalement d'acheter le terrain à crédit.

Naturellement, beaucoup n'apprécièrent pas une telle solution; mais si l'on devait établir un âshram, c'est cet endroit qui semblait le plus adapté. L'âshram était pour Mâ et nous croyions qu'elle ferait tout le nécessaire pour sa fondation. Point n'était besoin de faire de spéculations sur le futur. Dans cet état d'esprit, nous avons acquis le terrain à crédit, suivant les conditions offertes. Shrî Mathura Nath Basu, Nishikanta Mitra, Brindaban Chandra Basak menèrent l'affaire. Le 13 avril 1929, on demanda à Shrî Mâ de poser le pied dans le site en ruines. Niranjan était alors endeuillé par la perte prématurée de son épouse, mais il s'arrangea pour être présent à cette occasion. Deux mois plus tard, il nous quittait à son tour. On put commencer la fondation de l'âshram grâce à l'argent qu'il avait réuni. Même si lui et son épouse sont maintenant passés dans l'autre monde, je crois fermement que leur lien avec Mâ continue jusqu'à aujoud'hui.

En ce qui concerne l'âshram, Mâtâjî a dit: " Un âshram est un lieu sacré qui éveille en l'homme la pensée du Divin. Tous ceux qui y résident doivent faire de grands efforts pour y garder l'atmosphère pure par une prière continue, la méditation et les discours religieux. Dans un tel endroit, il suffit de quelques huttes au toit de chaume pour que les résidents puissent y vivre dans la simplicité. " C'est pour cela qu'on commença à construire une petite hutte pour Mâ.

Les mouvements de Shrî Mâ et le jeu de ses différents états d'être (bhâv) sont au-delà de la compréhension humaine. Il est vain d'essayer d'empêcher ce qu'elle a l'intention de faire, ou de chercher à savoir pourquoi elle agit d'une certaine manière. Le 2 mai 1929, Shri Mâ pénétra dans le nouvel ashram de Ramna. Il y avait des cris de joie tout autour. Baul Chandra Basak apporta des guirlandes et des bracelets de fleurs, et il habilla Mâ comme Krishna. Elle aussi paraissait être d'une humeur enjouée; mais je restais à distance et observais ses mouvements. Il me semblait voir chez elle, mystérieusement, l'ombre d'un nuage. Le sourire de Mâ et son regard semblaient flotter à des lieues de toute cette cérémonie. Je revins chez moi à deux heures du matin. Le jour suivant, dans la soirée, Pitâjî se rendit dans notre quartier. Quelqu'un apporta un message selon lequel Pitâjî devait rentrer à l'âshram immédiatement. Il était environ dix heures ou dix heures et demie du soir. Je l'accompagnai. Nous trouvâmes que tout le monde dans l'âshram était triste et déprimé. Chaque visage était marqué par l'anxiété. Shrî Mâ était assise en plein air, en dehors des limites de l'âshram. On nous expliqua qu'elle en était sortie très tôt le matin, et que jusqu'à dix heures trente du soir, elle avait passé tout son temps à se promener sans but dans les champs.

En voyant Pitâjî, Mâtâjî dit: " Il faut que ce corps puisse partir en voyage avec son père; toi, de ton côté, reste à l'âshram. " Pitâjî, après bien des protestations, finit par donner son consentement, laissant échapper tout d'un coup: " Eh bien, qu'il en soit fait comme tu le souhaites. " De nombreuses personnes accompagnèrent Mâ à la gare. Pitâjî et moi restâmes sur place, mais après quelque temps nous allâmes également là-bas. Pitâjî fit de son mieux pour dissuader Mâ de son projet, mais elle resta décidée.

Le train de Mymensingh était prêt à partir. Shrî Mâ y monta. Pitâjî me dit de l'accompagner et que, au cas où celle-ci refuserait, de monter dans un autre compartiment. Je partis donc, pour suivre ses instructions.

Après être parti pour Mymensingh à minuit environ, avec seulement une pièce de tissu autour des reins (koupinam) et sans informer qui que ce soit de ma famille de mon départ inopiné, il y eut une grande tempête en moi-même. C'est à peine si je trouve des mots pour la décrire. On dit que le soleil est la source de toute vie et activité, et, quand la nuit s'acheva, en même temps que les premiers rayons du soleil me revint en mémoire une liste infinie de choses à faire pour le bureau ou la famille. Comme nous sommes esclaves des habitudes routinières ! Les chaînes monde sont à la fois trop rigides et trop subtiles pour être brisées. Il était étrange de voir que mon mental était assombri par les pensées de tous les travaux que je devais faire ce jour-là, alors que j'avais la chance unique d'être aux pieds de Shrî Mâ. Depuis des années, j'avais aspiré à toucher ces pieds, et elle m'avait pratiquement arraché des griffes de la mort. Il me semblait que notre respect, notre vénération et notre amour n'étaient que des impulsions émotionnelles passagères; en fait, nous adorons en secret nos désirs égoïstes. Shrî Mâ dit aussi: " Vos manifestations d'amour et de vénération glissent autour de votre corps et de votre mental comme des coups de vent. Tant que vous ne laisserez pas passer un libre courant de dévotion authentique dans la chambre la plus intérieure de votre âme, comment pouvez-vous offrir la chose réelle au lieu de juste faire semblant ? "

En arrivant à Mymensingh, je demandai à Shrî Mâ: " Où voulez-vous aller maintenant ? " Elle répondit: " Dans les contreforts de l'Himalaya. " Je dis: " Est-ce bien raisonnable d'aller dans ces collines avec votre vieux père, alors que la saison des pluies approche ? Si vous souhaitez rester en solitude, allons plutôt à Cox's Bazar, au bord de la mer. " Shrî Mâ resta silencieuse.

Nous avons constaté que, d'habitude, elle ne donne qu'une fois une instruction ou une suggestion. Si nous la mettons complètement en pratique, sans aucune hésitation, tout va pour le mieux; sinon, soit nous sommes déçus, soit nous avons des problèmes inattendus.

Nous discutâmes ensemble de notre prochaine destination, et nous décidâmes de partir pour Cox's Bazar par le train de nuit. Quand nous arrivâmes à la gare d'Ashugunj, il y avait un gros orage. Shrî Mâ dit: " La fureur de cette tempête n'est rien à côté de ce que vous allez voir demain. " A Chittagong, nous prîmes le bateau pour Cox's Bazar. Quand nous atteignîmes la mer, à l'embouchure de la Karnafuly, nous fûmes pris par une violente tempête. Nous étions ballottés en tous sens et des vagues se mirent à balayer le pont. Les passagers hurlaient de peur, mais la joie de Shrî Mâ à la vue de la mer déchaînée ne connaissait pas de limites.

Shrî Mâ regardait le jeu de la tempête et des vagues; elle dit: " Ecoutez le kîrtan ininterrompu qui se passe là-bas ! Si l'homme désire pouvoir s'élever spirituellement, il doit se souvenir constamment du Nom de Dieu, chanter Sa gloire et essayer d'écouter Sa voix puissante au sein de toutes les tourmentes de l'existence en ce monde. "

De Cox's Bazar, nous nous rendîmes à Adinath (un temple au sommet d'une colline. sur l'île de Mash Kali). Shrî Mâ resta là-bas. Je retournai à Dacca. Quelques jours plus tard, Pitâjî alla à Adinath et accompagna Mâtâjî à Calcutta. De là, elle continua vers Hardwar, avec son père.

Après cela, elle fit le voyage de Sahasra DHara (Dheradun), Ayodhya, Varanasi, Vindyachal et Nawadwip. De là, elle retourna à Calcutta avec Pitâjî et continua vers Chandpur. Je la rencontrai alors qu'elle venait de Nawadwip et passait par Calcutta. J'appris que, depuis plusieurs jours, elle ne se nourrissait que de quelques fruits et de limonade et qu'elle restait allongée sur le sol, complètement absorbée dans ses méditations. Je remarquai aussi qu'elle bougeait d'une façon mécanique, comme une poupée qui aurait eu à traîner un corps en argile. En la trouvant dans un tel état, j'en vins à la conclusion que le Divin, lorsqu'il revêt un corps véhicule sur terre, doit se plier aux lois de ce monde matériel illusoire comme un mortel ordinaire.

Quelques jours plus tard, Pitâjî et Mâtâjî vinrent ensemble de Chandpur à Dacca et s'installèrent à l'âshram de Siddhesvari. Pitâjî tomba gravement malade. Après de nombreuses souffrances, il n'avait pas commencé sa convalescence qu'aussitôt, Mâ dut s'aliter; on a parlé de cet épisode auparavant.

En octobre 1929, on transporta la statue de Kâlî sous un abri au toit en tôle ondulée construit à cet effet à Ramna âshram. En 1930, des voleurs emportèrent tous les ornements en or de la déesse et en plus lui brisèrent un poignet.

On commença à se demander si l'on pouvait ou non rendre un culte à la statue brisée. On consulta à ce sujet de nombreux pândit. Mahâmahopadhyâya Panchanan Tarkaratna dit: " Puisqu'on n'a pas mis dans le fleuve l'image de Kâlî, à cause des conseils d'une sainte, qu'elle donne ses instructions pour ce cas particulier, bien que d'habitude on ne doive pas adorer une statue qui a été brisée. " Mâ conseilla de restaurer la statue et de poursuivre son culte.

Longtemps avant, je faisais remarquer à Shrî Mâ que la construction du temple serait nécessaire pour abriter la statue de Kâlî; elle me dit: " Attends une année encore. " Durant l'année qui a suivi cette réponse, vers le début de l'année 1931, grâce aux efforts infatigables de Bhupati Nath Mitra et de Nagendra Nath Roy, on posa la première pierre du temple. Quand on creusa une tranchée pour établir les fondations, on découvrit quatre ou cinq tombes, petites ou grandes, qui contenaient un squelette chacune, certains en position assise et d'autre allongée.

Shrî Mâ me dit à leur propos: " Tout le site est particulièrement sacré, car il a été jadis le lieu de résidence de quelques sannyâsin. Tu étais l'un d'entre eux. J'en ai vu certains se déplacer dans la propriété de Ramna. Ces sâdhu désirent qu'on construise un temple sur leurs tombes afin que les gens puissent venir s'y recueillir, et ainsi maintenir la pureté de l'endroit pour le bien de tous. C'est la raison pour laquelle tu as été disposé à installer un âshram ici. Ceux qui ont pris part à ce projet ont dû avoir des liens avec ces saints décédés. "

Je demandai à Mâ: " Si j'étais un sannyâsin, pourquoi dois-je peiner autant à présent ? " Elle répliqua: " Aussi longtemps qu'on n'a pas épuisé le fruit de son karma,on doit continuer le travail qui n'est pas terminé. "

Pendant que Mâ était à Shahbag, avant le début de l'âshram de Dacca, on chantait le kîrtan presque quotidiennement; on le prolongeait tard dans la nuit à l'occasion des pleines et nouvelles lunes. Une nuit de pleine lune, j'étais dans mon lit; il était onze heures du soir, et j'étais tout à fait réveillé. Pendant longtemps, une douce mélodie revenait de manière lancinante et flottait pour ainsi dire dans mes oreilles, en répétant ces deux lignes:

Hare Murâre MadhukeitabhâreGopâla, Govinda, Mukanda Saure.

Il me passa par l'esprit que Mâ devait être en train de chanter cette mélodie à Shahbag. Cela ressemblait à sa voix. Le matin suivant, j'appris que Mâ avait effectivement chanté ces lignes à ce moment-là, et qu'elle avait repris sans cesse ces deux lignes.

Je n'avais vraiment pas de chance. Bien que Shrî Mâ ait essayé de m'attirer vers la divine beauté des kîrtan, je ne l'appréciais guère. Un soir, j'allai à Shahbag avec Niranjan. Il y avait du kîrtan. Mâ dit: " Ceux d'entre vous qui n'ont pas pris part au kîrtan, qu'ils chantent le nom de Dieu tous ensemble ! " Niranjan et moi chantâmes à voix basse, de façon presque inaudible à cause de notre timidité naturelle; mais j'ai simplement regretté de ne pas avoir pu suivre complètement les ordres de Mâ.

Tout d'un coup elle dit: " Nous sommes samedi aujourd'hui; demain, c'est dimanche; pourquoi ne resteriez-vous pas ensemble et ne passeriez-vous pas quelques heures de la nuit à chanter des kîrtan ? " Niranjan retourna chez lui. Je passai toute la nuit à Shahbag, à chanter des kîrtan. A l'aube, Mâ se mit à chanter sur un ton du matin:

Hari, Hari, Hari, Hari, Hari, Hari, Hari bol (dis 'Seigneur')

Cela éveilla en moi une inspiration nouvelle. A partir de ce jour, j'ai pu sentir que dans la culture spirituelle, les kîrtan avaient une place bien plus élevée que les autres rituels ou coutumes. La pratique actuelle de chanter des kîrtan à l'âshram chaque samedi soir débuta en novembre 1926. Ce jour-là, on ajouta au mot " Hari " le mot " Mâ " pour la première fois. Au bout de quelques jours, on fit des tours de kîrtan chaque jour de la semaine chez un fidèle de Mâ différent.

Pendant les kîrtan à Shahbag, les mots Hari bol étaient à la première place. Je ressentis alors que, puisque Shrî Mâ était l'objet suprême de nos pensées et de notre adoration, toutes les prières de notre âme étaient dirigées vers elle, le mot " Mâ " devrait être l'élément de base de notre kîrtan. J'exprimai cette idée à quelques personnes, mais elles n'accordèrent aucune attention à ce que je leur disais. Moi-même, je ne pouvais pas bien chanter. J'ai donc dû mettre cette question de côté pour quelque temps.

Quand Sriman Anathbandhu et BramacHari Kamala Kanta rentrèrent à l'âshram de Dacca, je leur demandai d'introduire le mot " Mâ " peu à peu dans le kîrtan. A cette époque, Kulada Kanta Banerji vint à Shahbag. Il avait un profond respect pour la pratique des rites hindous, qu'il connaissait bien. Lui aussi hésita à introduire une telle innovation dans les kîrtan. Néanmoins, il y eut une combinaison des noms " Hari " et " Mâ " dans certains chants. Il est vraiment difficilede changer les habitudes établies, les structures mentales et les modes d'expression - tout particulièrement dans le domaine religieux -, les gens préférant suivre les conditionnements anciens. En outre, secouer les chaînes de la tradition demande une force de volonté considérable.

A cette époque, je faisais le raisonnement suivant. Nous essayons de nous concentrer sur la forme de Shrî Mâ, tous nos désirs nous poussent à toucher la poussière de ses pieds sacrés. Une représentation de son visage flotte devant l'œil de notre esprit, nos oreilles font de leur mieux pour saisir toute syllabe qui sort de ses lèvres, tout notre amour, toute notre vénération s'écoule vers sa Grâce en un courant ininterrompu. Dans cet état, si nous chantons: " Prâna Gaûranga, (Gaûranga, alias Chaitanya Mahâprabhu (1486-1533), est le fondateur au Bengale d'un mouvement dévotionnel vishnouite important), Nityânanda est ma vie-même. Viens, Gaûranga, siéger dans la chambre de mon cœur " et si nous roulons sur le sol, submergés par l'émotion, peut-il y avoir une quelconque harmonie entre notre chant et le sens vers lequel se dirige le flot de notre amour et de notre vénération ?

Le but de tous les cultes, ainsi que de la concentration, est de donner à nos tendances multiples une direction unifiée, de canaliser tous nos désirs faibles, dispersés, vers l' Etre Divin que nous adorons. Dans ces conditions, si nous ne laissons pas nos pensées dans le passé lointain à propos des images évoquées par le sujet et les mélodies des chants traditionnels, mais si au contraire nous essayons de nous concentrer sur la présence vivante de Mâ grâce à des pensées et des chants qui font intervenir directement son nom et les images personnelles qui ont pour nous un attrait constant, une inspiration nouvelle sera insufflée à notre culte et à nos kîrtan. Nous parviendrons à la concentration et à l'obtention de sa grâce.

Si nous sommes sérieux dans notre dévotion à Mâ, nous devons être capables de faire revivre dans nos kîrtan, avec le seul nom de Mâ, l'ardeur et la force des compositeurs vishnouites d'antan. Le mot " Mâ " est un mot qui se forme spontanément sur les lèvres de l'enfant depuis la naissance. C'est un dérivé naturel de OM, et il représente le souffle même de la vie. Le premier cri de l'enfant, lorsqu'il sort du sein de sa mère, est " OM-Mâ ", ce qui revient à " OM ". C'est le symbole de base, dans toute l'humanité, pour attirer l'attention de la mère vers son enfant.

Si nous décidons vraiment de considérer Mâ comme manifestation de la Mère de l'univers (jagat-janani), le chant du nom de Mâ sera notre pratique (sâdhanâ) la plus naturelle.

A cette époque environ, j'ai composé le chant suivant en ajoutant "Mâ" au kîrtan habituel. J'en donne ci-dessous la traduction:

Dans la joie ou dans la peine, dans le bonheur ou le malheur,

Appelle "Mâ, Mâ; Mâ; Mâ..."

Quand l'enfant sort du sein de sa mère / elle le met sur ses genoux / et l'initie au mantra 'Om' / Il apprend à balbutiier "Mâ, Mâ; Mâ..."

Tu apprends à te tenir sur tes deux jambes / et tu en viens progressivement à oublier / le premier mot avec lequel tu as commencé ton existence. / c'est pourquoi tu cherches dans les Védas et le Tantras pour trouver / les limites de 'Mâ' sans limite./ Si tu désires connaître le fond de ton coeur / Immerge tous les noms et les formes dans le mantra "Mâ'/ Répète sans cesse "Mâ" "Mâ", et que tes yeux soient baignés de larmes; / Découvre en Shrî Mâ Ânandamayî le refuge final de ton existence.

Vers le début de 1925, j'étais à Giridih. Un matin, Pitâjî et Mâtâjî passèrent ensemble. Je leur fis valoir que l'ashram devait avoir une manière de prier spécifique, centrée sur un nom sacré, de même que tous les ashrams ont leurs formes spécifiques de kîrtan. Il y aurait plus d'énergie dans les efforts spirituels si la personne qui est au centre des pensées, des émotions (bhav) et des actions de l'âshram avait également son nom au centre des kîrtan. On composa plusieurs chants avec une combinaison de " Hari " et de " Mâ ", et on décida d'envoyer l'un d'eux à Kulada Dada, à Dacca. Après le départ de Shrî Mâ, j'étais sur le point de lui envoyer un chant quand je ressentis en moi-même un vif besoin d'essayer une nouvelle mélodie, seulement avec le nom de Mâ. Elle vint comme une sorte de chœur:

" Mâ, Mâ, Mâ, Mâ, Mâ, Mâ, Mâ,Appelle (dako) Mâ... Dis (bolo) Mâ.... Chante (gao) Mâ... Vénère (bhajo) Mâ... Répète (japo) Mâ...Appelle, dis, chante, vénère, répète Mâ, Mâ, Mâ. "

Quand on envoya cela à Kulada Dada, à Dacca, il écrivit pour dire que cette composition avait fait grande impression et qu'on l'avait introduite dans le kîrtan de l'âshram.

Ceci a été le point de départ d'une nouvelle forme de kîrtan avec le nom " Mâ ". On ne pouvait les chanter réellement si l'on ne ressentait pas vivement l'absence de Mâ. Quand on a composé ces chants, Shrî Mâ était partie de Dacca pendant plusieurs mois. Ses fidèles vivaient cette séparation de manière difficile. C'est ce désir tellement intense de voir revenir Mâ parmi eux qui rendu ces chants si doux et si touchants !

Après la fondation de l'âshram de Ramna, on a chanté chaque jour les hymnes sanskrites qui étaient sorties de la bouche de Mâ (cf fin du chapitre III). Vers la fin de l'année 1931, Mâ m'appela auprès d'elle et me dit: " Les hymnes que vous chantez quotidiennement sont incomplètes à cause de l'incapacité dans laquelle vous étiez de noter toutes les paroles qui sont sorties de ma bouche. Ne peux-tu pas essayer de composer quelque chose d'autre ? "

Je pris sa suggestion au vol et j'en vins à la conclusion qu'un chant en bengali parlerait plus à une communauté bengalie que des hymnes en sanskrit. Inspiré par elle, le chant ci-dessous prit forme une nuit, vers trois heures; on peut le traduire ainsi:

Gloire à toi, Shrî Ma Ânanda Moyî, hôte éternel et sacré de nos cœurs !Ta splendeur, Mère Immaculée (nirmala le premier nom de Mâ), illumine l'univers, et tu rayonnes des vertus célestes, ô Mère.Tu est divinement gracieuse, tu es la Réalité absolue, suprêment belle et parfaite, ô Mère.Tu es la splendeur des richesses du monde, la douceur incarnée, tu es radieuse, ô Mère.Tu as le charme de Lakshmî pour Vishnu, tu es la paix, la tranquillité et la miséricorde: tous les dieux et les déesses émanent de toi, ô Mère.Toi, qui octroies le bonheur, toi qui bénis et répands l'amour, tu es la sagesse et la libération, ô Mère.Après avoir engendré le monde, c'est toi qui le nourris, qui le préserves et finalement le reprends en ton sein, ô Mère.Tu es la vie même de tes fidèles, la Grâce incarnée, celle qui sauve les trois mondes, ô Mère.Toi qui es la fascination de ceux qui connaissent, qui charmes les yogî, tu dissipes par ta présence les terreurs de l'existence, ô MèreTu es l'âme de tous les montra, celle qui révèle les Véda et qui pénètre tout l'univers, ô Mère.Tu possèdes des formes et des qualités, et pourtant tu en es dépourvue; sur ton visage rayonne doucement l'amour et la félicité, ô Mère.L'univers entier, animé et inanimé, tressaille à ton contact et chante ta louange à tout jamais, douce Mère.Puissions-nous tous nous unir et du fond du cœur nous incliner devant toi; gloire, gloire et gloire encore à toi, ô Mère.

(Cette hymne, désignée par ses premiers mots hridaya vasini; est toujours chantées quotidiennement dans les ashrams de Mâ avant le kîrtan du soir)