Extrait
chapitre
numéro
10

Shrî Shrî Mâ

En compagnie de Mâ Anandamayi, trad. de l'anglais par Jacques Vigne
Lyon : Terre du ciel, 1996

Chapitre X

SHRI SHRÎ MÂ

Comprendre ce que Shrî Mâ représente et ce qu'elle est en réalité est au-delà de nos capacités ordinaires d'intelligence. Bien qu'elle dise toujours: " Je ne suis que votre petite fille un peu folle ", tous les pouvoirs du Divin trouvent leur expression sous forme tangible dans sa manière de vivre et son jeu (lîlâ) si subtil parmi nous.

Nous trouvons en Shrî Mâ une fontaine éternelle de joie et de douceur, bien qu'elle soit environnée jour et nuit par de l'agitation et les mille demandes de gens de toute sorte. Son aspect calme et serein, ses réponses gracieuses et toujours souriantes à chaque question, son sens de l'humour délicieux rendent heureux tout un chacun. Sa manière d'être est si universelle qu'il n'est pas déplacé de l'appeler la manifestation de la Mère de l'Univers.

Certains voient en elle une incarnation (avatâra) de la Mère divine. D'autres disent qu'elle est une pratiquante spirituelle qui a atteint la libération dès cette vie (jîvanmukta). Il nous semble qu'elle est " ce que vous considérez que je suis (manière dont Mâ s est elle-même définie, en réponse à une question de Bhaiji) ". Dès qu'on la voit pour la première fois, on est rempli de ferveur religieuse même s'il se trouve qu'on est presque imperméable aux idées religieuses. En sa présence, le rayonnement de l'expérience du Divin s'éveille dans les cœurs, fussent-ils durs comme la pierre, et l'intérieur de l'être est animé par les pulsations d'un pouvoir immense surgissant des profondeurs comme les vagues de l'océan.

Quand un jour on lui a demandé qui était son guru, et de qui elle avait reçu l'initiation, elle fit la réflexion suivante: " Dans mon enfance, mes parents ont été mes guru; ensuite, mon mari; et maintenant, dans toutes les circonstances de l'existence, chaque être vivant, chaque objet est mon guru; mais une chose est certaine, I' Etre suprême est le seul Guru pour tous. "

Du point de vue des gens du monde, Shrî Mâ est une fille, une épouse et une mère modèle. Pour un aspirant spirituel, ses paroles et ses comportements ont une signification profonde; ils indiquent les divers processus du Râja-Yoga, les différentes voies de sâdhanâ, les vérités fondamentales du dualisme, du non-dualisme et des autres écoles. Les signes de transformation physique qu'elle manifeste à certains moments peuvent faire penser qu'elle est une adepte confirmée de Vishnu; pour ce qui est des rituels tantriques,dans le culte de Shiva, Kâlî, Durga et autres dieux ou déesses et également de l'accomplissement des rites védiques, elle a provoqué l'admiration de spécialistes éminents. La seule différence que nous voyons entre Shrî Mâ et les grands maîtres qui ont atteint la perfection grâce à la Bhakti, au Jnana ou Karrna-Yoga, c'est que, dans le cas de Mâ, tous les chemins de sâdhanâ ont atteint une synthèse merveilleuse. C'est à cause de cette harmonie entre les différentes façons d'approcher le Divin que toutes sortes de personnes sont inspirées par sa présence.

Son aspect rempli de beauté et de douceur, sa patience, son endurance peu ordinaire, son esprit de sacrifice et de simplicité, sa manière gaie et pleine d'humour d'être en rapport avec les adultes comme les enfants, sa compassion pure pour tous les êtres vivants, son dépassement des paires de contraires (plaisir/souffrance, etc.) en font une figure unique de notre temps. On ne peut dire qu'elle ait atteint la perfection par ses efforts, car ceux qui l'ont observée depuis l'enfance affirment qu'elle a été la même dans ses pensées et ses actions pendant toute sa vie. Personne jusque là ne l'a vue accomplir des pratiques spirituelles ou religieuses, quelles qu'elles soient.

Les phénomènes naturels ou surnaturels qui se sont manifestés dans son corps sont apparus spontanément pour le bien de l'humanité. Ces manifestations ne dépendaient pas de sa volonté; elles n'étaient pas non plus en opposition avec elle, elles ne représentaient pas le résultat d'efforts dévotionnels de sa part. Quand on offre du beurre clarifié (ghî) dans le feu de l'autel, la flamme augmente et un parfum se dégage qui purifie et rend vivant l'atmosphère tout autour. Après quelque temps, il n'y a plus trace de l'offrande, mais la flamme continue de brûler, éclatante et pure. C'est de cette manière que, quand les fidèles de Shrî Mâ apportent leurs offrandes à ses pieds avec la vénération et l'amour les plus profonds, le contact même de ces offrandes fait jaillir la fontaine de son cœur. De la même façon aussi, le lait jaillit du sein de la mère au contact de la bouche du bébé. Dans le cas de Ma, son amour pour ses enfants s'exprime par son aspect, son visage et ses paroles. Une flamme divine illumine sa face pour quelque temps, puis il y a un retour à la normale.

Il n'y a pas de conflit en elle; la sérénité de sa volonté n'est pas troublée par des désirs d'action ou d'inaction. Elle repose complètement dans cette lumière qui forme la base inamovible de tous les principes et des pratiques religieuses, ainsi que des codes de moralité qui ont été révélés à l'humanité à différentes époques pour le bien de l'univers. Un reflet, une suggestion de cette Vérité resplendit dans toutes ses actions, paroles et chants. Sa vie illustre le fait important que l'homme peut progresser sur le chemin spirituel même en accomplissant ses devoirs quotidiens et en maintenant des relations sociales, s'il le fait à la fois avec modestie et joie.

Le temps est venu pour nous d'évaluer le bien fait à notre société par la foule de gens qui enflent les rangs des sannyâsin et des sâdhu. Il n'est pas facile, quand on est sorti du monde, des familles et de la société de leur conseiller quelque voie qui leur soit facile pour leur progrès spirituel. Il y a des personnes qui ont atteint un niveau spirituel élevé en se retirant du monde et en menant une vie de solitude dans des âshram isolés ou dans des grottes de la montagne. Leur grandeur individuelle ne fait pas monter de manière appréciable le niveau moyen de culture et de comportement des masses. Grâce à leur inspiration, de nombreux ashrams sont fondés dans diverses parties du pays, les sommets des temples qu'on y érige peuvent s'élever très haut dans le ciel, les échos bruyants des hymnes et des chants dévotionnels qu'on y pratique matin et soir peuvent entraîner un afflux de donations de plus en plus important, des distributions gratuites de nourriture (prasâd) peuvent attirer comme des mouches les foules de gens affamés qui vivent alentour, mais l'influence de telles institutions, construites avec un si grand investissement de travail et d'argent, ne contribue guère à rendre notre vie sociale meilleure et plus saine, que ce soit en répandant une meilleure connaissance, ou même simplement en enseignant à lire et à écrire, ou en inspirant un plus grand amour pour l'homme et un plus grand désir pour la vie divine. Notre société est de plus en plus paralysée par les jalousies mutuelles, les rivalités et les petites disputes au sujet de broutilles. Ceux qui ont un cœur fort ainsi qu'un sens de responsabilité réel et de service social désintéressé peuvent à peine trouver l'occasion de travailler de manière efficace, tellement ils sont paralysés par les idées sociales rétrogrades de cloisonnement entre castes héritées des temps anciens. D'autre part, on rencontre tout le temps des oppositions à une volonté de réforme. La culture, qui assure une santé physique et mentale, qui rend l'homme fort et audacieux dans tous les domaines de l'existence par la réalisation de la grâce de Dieu, qui transforme et affine nos impulsions étroites et égoïstes en un esprit de service désintéressé sans se soucier de questions de caste ou de religion, cette culture disparaît rapidement de notre pays, et sa portée parmi nous se réduit de jour en jour.

Il est temps de nous demander sérieusement quelles sont les causes d'une telle situation. Nous sommes tombés dans l'ornière étroite de groupes sectaires et de préjugés usés par le temps. Les idées, les idéaux de jadis et ceux de la période moderne se sont heurtés de front et ont créé un marasme dans notre vie sociale et religieuse. Mâ se trouve à la croisée des chemins.

Nous observons toujours dans sa vie et dans toutes ses activités un ardent désir d'assurer le bien du monde, en allant même pour cela jusqu'à se libérer du fardeau de s'occuper de son propre corps et de son confort, et en en remettant la responsabilité à d'autres. Elle s'est ainsi rendue absolument libre de faire avancer la cause du pauvre et de l'opprimé, du malade et du marginal, ainsi que d'aider les gens riches et puissants qui souffrent toujours des maladies physiques et mentales liées à leur mode de vie artificiel et amollissant.

Sa vie nous ouvre les yeux à tous. Elle montre par ses activités quotidiennes comment on peut relier chaque détail infime de la vie courante à l'Infini et comment nous pouvons développer un nouveau regard dans nos relations avec les autres pour faire de ce monde un lieu de joie, d'espérance et de paix nouvelles.

Du point de vue du monde, elle ne possède rien qu'elle puisse appeler sien. Tous les endroits fréquentés par les gens ordinaires, les temples, les dharmashâlâ, les âshrams publics et les cabanes sont maintenant ses lieux de résidence, où les gens de tous niveaux peuvent se presser autour d'elle sans obstacle aucun. Elle s'est consacrée complètement et entièrement au bien du monde. Tous les êtres vivants sont sa famille. Comme nous l'avons mentionné plus haut, elle dit: " Je trouve que le monde entier est un vaste jardin où, vous tous, vous êtes des fleurs vous y épanouissant avec votre beauté et votre grâce individuelle. Je me déplace d'un coin à l'autre de ce jardin. Qu'est-ce qui vous rend si tristes si je ne vous quitte que pour être au milieu de vos frères là-bas ? "

Elle a dit une autre fois: " Je n'ai aucun besoin de dire ou faire quoi que ce soit; il n'y a jamais eu aucun besoin, il n'y en a pas maintenant et il n'y en aura pas non plus à l'avenir. Ce que vous avez vu manifesté en moi dans le passé, ce que vous voyez maintenant et ce que vous verrez à l'avenir n'est que pour le bien de vous tous. Si vous pensez qu'il y a quelque chose qui soit mon bien propre, je dois vous dire que c'est le monde entier. "

La splendeur des activités créatrices de la Mère divine que nous trouvons révélée partout en ce monde peut être perçue dans toutes les paroles de Shrî Ma, ses actions et ses relations avec des gens de toutes origines et de tous niveaux sociaux. Pour ceux qui ont de la dévotion envers elle, elle est comme une petite enfant demandant des marques d'affection; pour d'autres qui sont dans l'épreuve à cause de la maladie ou d'autres difficultés de la vie dans le monde, son vif désir de mère de les soulager se manifeste concrètement de diverses façons. Tous ces comportements proviennent d'un réservoir de pouvoir spirituel puissant toujours en activité à l'arrière-plan.

Elle respecte et révère toutes les religions, lois et institutions sociales ainsi que chaque système d'éducation. Ceci illustre la vérité selon laquelle tout en ce monde est l'incarnation du même Etre suprême. Elle dit: « Toutes les idées religieuses s'écoulent dans une même direction, de même que tous les fleuves coulent vers l'océan; nous sommes tous un. » Si quelqu'un lui demande: « A quelle caste appartenez-vous ? D'où venez-vous ? » Elle répond immédiatement en riant: « De votre point de vue de gens du monde, ce corps est originaire du Bengale de l'Est et est de caste brahmine; mais si vous détachez votre pensée de ces distinctions artificielles, vous comprendrez que ce corps est un membre de la famille humaine unique. »

Parfois, on l'a entendue dire: « Ayez foi en ce corps. Votre foi profonde et entière vous ouvrira les yeux. » Elle dit aussi de temps en temps: « Je ne sais rien; je dis ce que vous mettez dans mes oreilles. » Et aussi: « Ce corps n'est qu'une poupée; ce n'est que parce que vous désirez jouer avec lui qu'il continue à jouer. »

Il ressort à l'évidence de ces réflexions et d'autres paroles, que le pouvoir qui se trouve derrière le monde phénoménal a pris forme en sa personne. Ses activités proviennent d'une source unique et y retournent. Elle n'a pas le sens de la dualité. Elle dit souvent soit: « Il n'y a que Toi, et Toi seulement », soit: « Je suis l'Unique,et tout est contenu en Moi. »

Un jour, Ma a dit: « Y a-t-il une différence essentielle entre vous et moi ? C'est seulement parce qu'II est qu'il y a aussi moi et vous. Si, avec une foi inébranlable, une dévotion intense et un cœur débordant d'amour quelqu'un parmi vous s'exclame: "Mère, viens, viens à moi, Mère, je ne peux passer mes journées sans Toi", soyez assurés que la Mère universelle étendra les bras vers vous et vous serrera sur son sein. » Ne la considérez pas que comme une sorte de refuge mystérieux à l'heure de l'épreuve. Souvenez-vous qu'elle se trouve toujours aussi proche de vous que votre propre souffle (prâna-shakti). Elle soutient les êtres comme la tige supporte la fleur. En vous mettant dans cet état d'esprit, vous n'aurez rien à faire, elle rendra votre fardeau léger.