Extrait
chapitre
numéro
5

Samâdhi

En compagnie de Mâ Anandamayi, trad. de l'anglais par Jacques Vigne
Lyon : Terre du ciel, 1996

Chapitre V

SAMÂDHI

Quand on priait Ma de nous faire connaître les différents stades de la sâdhanâ, elle indiquait quatre niveaux:

1) La concentration de l'intellect sur un point focal: c'est comme mettre le feu à un combustible qui a été séché. Quand du bois a été en contact avec la chaleur du feu, les flammes qui s'en élèvent sont brillantes. De même, quand par la force de la contemplation du Divin, notre esprit commence à se libérer de son goût pour les désirs (kâmana) et des conditionnements subconscients (vâsana), il devient lumière. On est baigné dans une pureté mentale qui induit dans certains cas une immersion silencieuse dans une humeur particulière, ou dans un excès d'émotion et d'agitation qui ne peut être maîtrisé. Tous ces états émotionnels sont des émanations particulières d'une même existence suprême.

2) La concentration des pouvoirs émotionnels: elle induit un état d'inertie physique, d'absorption dans un sentiment sacré issu d'un état supramental et indivisible. A ce niveau, on peut comparer le corps à un morceau de charbon brûlé dont le feu s'est apparemment retiré. A ce stade, le pratiquant passe des heures dans un état d'inertie aux yeux du monde extérieur, mais du fond de son cœur surgit sans cesse un courant d'émotion sublime. Quand cet état mûrit, un tel sentiment attire les grands pouvoirs de l'Atmâ (Ame) omniprésent, et de même qu'un vase déborde quand on y verse trop d'eau, de même ce sentiment se répand sur le monde entier en un mouvement puissant provoqué par la pression intense d'un désir d'expansion.

3) La fusion de la vie intérieure et extérieure: c'est l'état du charbon ardent. Le feu pénètre chacune des enveloppes intérieures et extérieures et toutes se mettent à rayonner doucement, d'une lumière divine unique. Le pratiquant vit, évolue et existe dans un océan de Lumière et de Bonheur.

4) La concentration complète, dans laquelle le pratiquant perd toute conscience de la dualité, du fonctionnement des trois guna: c'est le charbon réduit en cendre. Il n'y a plus de distinction entre l'intérieur et l'extérieur, entre ici et là-bas; c'est un état de Totalité-Unité, d'absorption dans le Suprême. Les vibrations de pensée, sentiment et volonté s'évanouissent complètement. C'est la tranquillité parfaite d'un lac dormant sous le ciel bleu.

Le samâdhi de Shrî Mâ est quelque chose de merveilleux à voir: j'ai eu la très grande chance d'en être plusieurs fois le témoin. Je note ci-dessous quelques-unes de mes expériences:

Certains jours, pendant qu'elle marchait, ou qu'elle s'asseyait dans une pièce après y être entrée par hasard, ou après avoir ri ou dit quelques mots, son regard devenait fixe, ses yeux restaient grands ouverts et tous ses membres se relaxaient d'une manière tellement extraordinaire que son corps semblait tomber, pour ainsi dire en fusion, sur le sol.

Nous pouvions observer que son éclat habituel s'effaçait petit à petit de son visage, comme s'il allait s'enfoncer dans des profondeurs mystérieuses, tel le disque doucement doré du soleil couchant. Peu de temps après, sa respiration se ralentissait, et parfois s'arrêtait complètement. Mâ devenait muette, ses yeux restaient clos, son corps se refroidissait. Parfois ses mains et ses pieds se raidissaient comme des morceaux de bois, d'autres fois ils pendaient, flasques comme des bouts de corde, retombant inertes dans quelque direction qu'on les mette.

Son visage était empourpré d'une lumière douce, dégagée par un bonheur intérieur intense. Ses joues avaient un éclat céleste, et son front une sérénité, un calme divin. Il y avait suspension de toutes les activités physiques habituelles, et pourtant chacun des pores de sa peau irradiait une lumière peu ordinaire.

C'était un discours intérieur muet - I'éloquence du silence. Tous les assistants sentaient que Shrî Ma était en train de sombrer dans les profondeurs de la communion divine. Dix à douze heures s'écoulaient ainsi, puis on s'efforçait de la ramener sur le plan physique par des kîrtan ou autres, mais cela ne servait à rien.

Moi-même, je ne réussissais pas à la faire émerger de son état d'auto-absorption. Il n'y avait absolument aucune réponse quand je frottais énergiquement ses mains et ses pieds, ou même quand je les piquais avec des pointes acérées. La conscience réapparaissait chez elle en son temps, et cela ne dépendait d'aucun stimulus extérieur.

Quand Shrî Ma revenait à la conscience physique, sa respiration reprenait, s'approfondissait. Certains jours, après un court moment d'un réveil de ce genre, elle avait le corps qui retombait encore une fois dans le même état et tendait pour ainsi dire à " se geler en samâdhi ". Quand on lui ouvrait les paupières du bout des doigts, il y avait dans ses yeux un regard vide, insensible à la stimulation, et bientôt ses paupières se refermaient automatiquement.

Quand se manifestaient une série de symptômes allant dans le sens du réveil, on l'aidait à s'asseoir en l'appelant fortement, on essayait de la ramener au monde des sens et de la faire parler. Dans cet état crépusculaire de conscience, elle ne répondait à l'appel du monde extérieur que pour un bref moment, et sombrait à nouveau dans les zones les plus profondes de son être. Dans ces circonstances, elle avait besoin de beaucoup de temps pour recouvrer son état normal. Une fois, après une période de samâdhi, on la fit marcher avec grande difficulté; mais, après avoir pris une bouchée de nourriture, son corps rechuta dans un état inconscient, inerte pendant plusieurs heures.

Toutefois, quand elle recouvrait un état normal, après le samâdhi, la joie paraissait infuser son corps entier. Au seuil du réveil, elle riait parfois, ou riait et pleurait en même temps.

Pendant le samâdhi, son visage perdait toute la fraîcheur de la vie: le corps paraissait très fragile, faible, il n'exprimait par son aspect général ni joie ni souffrance. Dans ces conditions, elle avait besoin de beaucoup plus de temps pour recouvrer un état normal. En 1930, quand elle vint à Ramna âshram, elle semblait avoir perdu tout signe de vie durant ses samâdhi et passait quatre ou cinq jours sans répondre aux stimuli extérieurs, quels qu'ils soient. Pendant toute cette phase, du début du samâdhi à sa fin, il n'y avait aucune indication qu'elle soit vivante, ou qu'elle puisse jamais revenir à la vie. Son corps était de glace, et restait froid longtemps après que la conscience normale soit revenue.

Quand on lui demandait ce qu'elle avait ressenti pendant le samâdhi, elle disait simplement: " C'est un état au-delà des plans conscient et supra-conscient, un état d'immobilisation complète de toutes les pensées, émotions et activités à la fois physiques et mentales, un état qui transcende tous les stades de la vie ici-bas. Ce que vous appelez savikalpa samâdhi est aussi un moyen d'atteindre cet objectif final, mais ce n'est qu'un stade transitoire de votre sâdhanâ.

" Une concentration profonde sur l'un des cinq sens - I'ouïe, le toucher, I'odorat, le goût et la vue, qui sont reliés principalement à l'air, la terre, I'eau, etc. - mène le sujet à fondre son identité dans un de ces sens, et, quand la concentration s'approfondit, le corps pour ainsi dire " gèle " petit à petit. Alors, I'objet relié à un sens particulier envahit le corps entier et l'ego se dissout peu à peu dans cet objet et se fond dans une entité universelle. Quand cet état se confirme, la conscience du Soi un et universel se fond à son tour, disparaît et ce qui reste est au- delà des mots, de l'expression et de l'expérience. "

Parfois, sans aucune cause identifiable, on pouvait observer chez elle nombre de phénomènes anormaux. Elle avait une respiration qui s'approfondissait et s'allongeait, le corps qui se tordait de droite et de gauche avec une expression de langueur et de fatigue. Elle s'allongeait alors sur le sol ou se roulait en boule sur elle-même. Elle conservait sa conscience physique durant ces périodes et, quand on lui posait des questions, elle y répondait en un ou deux mots, d'une voix faible et douce.

Plus tard, en l'interrogeant, nous avons appris que, quand elle était dans cet état, elle sentait un courant ascendant, fin comme un fil, qui s'étendait de l'extrémité inférieure de la colonne vertébrale jusqu'au sommet de la tête, et avec lui, il y avait un frisson de joie qui parcourait chaque fibre de son corps, et même de ses cheveux et de tous les pores de sa peau. Elle sentait à ce moment-là que chaque enveloppe de son corps dansait pour ainsi dire comme l'auraient fait d'infinies vaguelettes de félicité. Tout ce qu'elle touchait ou voyait lui semblait être une partie vitale d'elle-même. Son corps physique cessait progressivement de fonctionner.

A ce moment-là, si l'on massait sa colonne vertébrale ou si l'on frottait pendant longtemps ses articulations, elle restait tranquille un moment et recouvrait son état normal. C'était à ce stade qu'on la trouvait débordante de joie céleste et elle manifestait tous les signes de quelqu'un de perdu dans l'amour universel.

Au sein même des activités quotidiennes, quand Mâ était allongée, souriait et parlait aux visiteurs, on s'apercevait parfois que ses membres étaient glacés et ses doigts bleuis. Même par des massages vigoureux, on ne pouvait en diminuer la raideur, si bien que les mains de ceux qui lui massaient les membres étaient engourdis par le froid. Un jour, il lui fallut pratiquement douze heures pour récupérer une chaleur normale.

Un soir, au crépuscule, Shrî Mâ reposait allongée, en samâdhi. Didimâ, sa mère, était auprès d'elle sur le lit. Pitâjî était aussi présent dans la chambre. A deux heures du matin, j'étais assis dans la véranda en train de méditer sur les pieds de lotus de Mâ. Je sentis comme un frisson dans le cœur en entendant des bruits de pas, mais, en ouvrant les yeux, je ne pus rien distinguer. Je perçus un faible son à l'intérieur de la chambre et, quand je quittai mon siège, je remarquai deux petites traces,

celles des pieds mouillés de Mâ. En entrant dans sa chambre, je la trouvai sur son lit. Je demandai à Didimâ si elle était sortie. Elle répondit que non. La nuit s'écoula. Le matin suivant, elle revint sur le plan de la conscience physique pour un bref moment. Bien qu'elle ait repris ses sens le jour d'après, il lui fallut trois ou quatre jours de plus pour retrouver son style de vie habituel.

Quelques jours plus tard, je dis à Mâtâjî: " J'ai entendu dire que personne ne peut, en état de samâdhi, se déplacer sous sa forme physique. Comment cela se fait-il que j'ai remarqué vos traces de pas sur le sol cette nuit-là ? " Shrî Ma dit: " Est-il possible à l'homme de tout expliquer en ce monde ? ", et elle redevint silencieuse. Une autre fois, comme je lui avais demandé: " Quelles sont les caractéristiques d'un sâdhaka ? " elle répondit: " Quand un pratiquant atteint un certain niveau de pureté mentale, il peut se comporter comme un enfant, ou devenir insensible aux stimuli du monde extérieur, telle une motte de terre inerte, ou violer les canons de la vie sociale, comme un malade mental, ou parfois être emporté par des éclairs d'émotions ou de pensées élevées et passer pour un saint. Mais à travers toutes ces expressions de son être, son objectif reste dirigé vers le centre de la cible. Si, à ce stade, il oublie son but final, il cessera de progresser.

Mais si avec un effort intense il lutte sans cesse pour atteindre le but, toutes ses activités se focaliseront sur son objectif suprême. Vous vous apercevrez toujours que, bien qu'il semble une masse de matière inerte indifférente aux stimuli extérieurs, il est plein de gaîté et de félicité dès qu'il retrouve la conscience physique. Peu à peu, tandis que son humeur joyeuse se calme au-dedans, ses relations avec les humains et les choses se remplissent, s'imbibent d'un esprit de joie, de bonheur qui le rend aimable, adorable aux yeux de tous. Sa vie intérieure et extérieure devient une expression de la Félicité suprême.

" Au stade suivant, le pratiquant atteint un niveau où même le concept d'existence universelle s'évanouit. Son mode de vie ne peut alors être expliqué par les normes habituelles de la raison humaine. Dans cet état, toutes les vibrations du corps-esprit sont suspendues et il y a toute probabilité que l'âme se détache de son assise mortelle. Mais s'il y a un résidu de samskâra puissant orienté vers le bien des êtres humains, il peut continuer à vivre pendant un certain temps. Pourtant, il demeure inchangé quelles que soient les circonstances de la vie, bien que nous croyions qu'il soit sujet au changement du seul fait qu'il soit encore incarné.

La seule différence entre un tel pratiquant et un yogi qui abandonne son corps, c'est que ce dernier quitte son corps de sa propre volonté. Même au moment de sortir du physique, il garde présent à l'esprit qu'il a un corps et qu'il est en train de le quitter. Au contraire, celui qui abandonne son enveloppe physique en samâdhi absolu n'est ni conscient du corps individuel, ni d'aucun effort pour l'abandonner. Les samskâra de la vie et de la mort cessent de fonctionner en lui et aussitôt qu'il a épuisé le karma des vies précédentes, son corps tombe naturellement. "

Une autre fois, Shrî Mâ dit au cours d'une conversation:

1) "La pureté du cœur et de l'esprit vient à travers la concentration sur un objet qui correspond à ses dispositions individuelles particulières. "

2) " Petit à petit, quand on progresse, toutes les idées et les ambitions dispersées en arrivent à être unies à l'objet de concentration. "

3) " Ensuite, quand les divers flux de pensées s'écoulent dans le même canal, le pratiquant paraît immobile et inerte. "

4) " A partir de là, il trouve son repos dans l'Etre unique et universel et il est engouffré dans l'existence unitaire. "

D'habitude, Shrî Mâ ne dit pas cela à tout le monde. Parfois, elle s'arrête tout à coup dans le cours de la conversation. Elle est en général entourée de nombreux bhakta; on ne peut toujours noter ce qu'elle dit pour leur bien et tout le monde ne peut comprendre ses paroles. Bien que ses instructions soient d'un type universel et destinées à tous, les gens comme nous ne comprennent pas toujours leur portée réelle. Pourtant, quand une de ses paroles illumine l'esprit d'une personne particulière, ce qu'elle réalise par sa connaissance limitée peut s'exprimer dans sa vie selon sa capacité à progresser. Ce n'est pas facile d'imaginer la variété infinie des cours d'eau s'écoulant des Himalayas vers les plaines de l'Inde, par les glaciers, les chutes, les rivières, les ruisseaux et les sources, enrichissant et fécondant tant de terres stériles. Bien que les Himalayas ne perdent rien en produisant perpétuellement ces fleuves, le bien du monde s'en trouve assuré. Le cas de Shrî Mâ par rapport à ses fidèles est analogue.

Nous trouvons à peine les mots suffisants pour exprimer les transformations qui nous arrivent progressivement à chaque instant de notre existence par le contact avec Mâ, par ses suggestions, ses paroles ou ses sourires. Certains d'entre nous ont parfois l'impression erronée qu'exprimer la manière dont sa bénédiction a modelé de nombreux incidents de notre vie quotidienne serait amoindrir sa grâce ou son influence. Mais je tends à penser que, par de tels efforts, nous ne ferions que chanter des hymnes à sa gloire et contribuerions fortement à assurer notre propre élévation spirituelle. Ce serait aussi une manière de faire bénéficier nos âmes reconnaissantes de sa grâce en chaque instant de notre existence.